Sans filtre, avec clairvoyance

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Deux Palmes à moins de 50 ans, tel est le palmarès de Ruben Östlund. Qui peut s’en vanter ? Personne ou peu.

Après l’auréolé The Square et le très réussi Snow Therapy, le réalisateur danois revient en force avec Triangle of sadness, Sans filtre dans sa version française.

Le pitch ? Après la Fashion Week, Carl et Yaya, couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Mais les événements prennent une drôle de tournure et les rapports de force s’inversent alors qu’une tempête se lève et met en danger le confort et la sécurité des passagers.

Ce film a défrayé la Croisette pour son côté trash, mais il serait réducteur de ne s’en souvenir que parce qu’on y voit du vomi et du caca. Ce serait passer à côté de toute sa richesse et sa finesse.

Un film perspicace et pluriel

Traitant d’une multitude de sujets avec une grande acuité sur le monde qui nous entoure, le film est bien plus complexe que son pitch ne permet de le dire. Comme à son habitude, Ruben Östlund part d’un monde précis, quand ce n’est pas celui de l’art c’est ici celui des influenceurs, pour en sonder les pratiques et à travers elles, les hommes qui les incarnent. En les filmant dans leur quotidien, ce sont des âmes qu’il cherche à pénétrer.

En VO, le film s’apppelle The triangle of sadness.

En suédois, on appelle ça la ride du souci (entre les sourcils),
elle serait le signe qu’on a eu beaucoup d’épreuves dans
sa vie. J’ai trouvé que c’était révélateur de l’obsession de
notre époque pour l’apparence et du fait que le bien-être
intérieur est, d’une certaine manière, secondaire.  Ruben Östlund

 

Des personnages hauts en couleur

Qu’il s’agisse du couple de mannequins influenceurs incarné par Harris Dickinson et la regrettée Charlbi Dean ou encore de ces fortunes présentes sur le yacht, tous sont perçus à travers le regard vif et sensible du réalisateur. Des deux premiers on voit toute l’ambiguïté du rapport à l’argent, au succès : en témoigne la longue scène au restaurant durant laquelle Yaya (Charlbi Dean), sosie d’Emily Ratajkowski, attend que ce soit son compagnon (Harris Dickinson) qui règle la note, alors qu’il affirme moins gagner sa vie qu’elle. Et pourtant, c’est sa carte à elle qui est refusée. En découle une scène de jalousie manifeste, rendant alors le personnage féminin encore plus mystérieux, ce qui a, évidemment le don d’agacer son compagnon.

Charlbi Dean

Une satire du monde 2.0.

Enigmatique, Yaya minaude, intrigue, pleure ou feint l’indifférence. Elle est insaisissable, évoquant l’aspect pratique d’une union affichée sur les réseaux sociaux : tes followers + mes followers = notre couple en vaut la peine, une sorte de « Je ne t’aime pas mais tu ne me déranges pas ». Aussi sinistre qu’une réalité pourtant certaine.

Autre scène emblématique, la scène où Yaya déjeune des pâtes sur le yacht, ou plutôt pose avec les pâtes, pour en obtenir un cliché très instragramable à la Jeanne Damas (fondatrice de Rouje, pour les non initiés).

Qui sème le vent…

Finalement, c’est parce que les riches s’ennuient à mourir que le drame survient. « Ces Russes cinglés » commente l’un des personnages avant de se voir répliquer « ce sont des Russes très riches, c’est la même chose ». Les riches ont des lubies, comme les voiles sales, détail infiniment anecdotique quand on sait ce qui s’annonce.

Allégorie amusante : c’est quand tout va mal et que les gens tentent de survivre que les puissants conversent politique, communisme. Suivez mon regard…

palme d'or cannes 2022

… Après la tempête

La dernière partie du film recréé une société matriarcale basée non plus sur le pouvoir de l’argent mais bien sur les compétences. Il en résulte que le même schéma subsiste : les dominants, les dominés, le sexe comme monnaie d’échange, même si la tendance s’inverse et que cette fois c’est le jeune qui couche avec la vieille en échange…de bretzels (si si).

On ne peut en dévoiler tout le contenu et moins encore la fin, mais ce film est brillant de part en part. Par son regard acerbe et d’une grande acuité, Ruben Östlund excelle dans une œuvre universelle, qui restera bien après l’extinction d’Instagram… et de ses influ-voleurs. (Dédicace Complément d’Enquête).

 

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